X
CHANGEMENT DE TEMPS
Richard Bolitho contempla rêveusement la lettre ébauchée qu’il avait commencée pour son père et repoussa avec un soupir sa chaise à l’autre bout de la table. La chaleur était écrasante et l’Hirondelle se traînait paresseusement. Elle fit une douce embardée et le soleil apparut, ce qui l’obligea à bouger pour se mettre à l’ombre.
Encalminé. Il s’était depuis longtemps habitué à ce genre de situation. Il se frotta les yeux, reprit sa plume… et la laissa suspendue au-dessus de la feuille de papier. Il lui était difficile de trouver quoi écrire, surtout en ne sachant pas quand cette lettre-ci ni les autres avaient des chances de trouver un bateau. Il lui était encore plus difficile de se sentir proche de l’Angleterre, cet autre monde qu’il avait quitté sur le Trojan près de six ans plus tôt. Et pourtant… Sa plume errait, incertaine, c’était son univers à lui, avec ses senteurs, ses couleurs au soleil. Ce simple mot, encalminé, serait trop dur à supporter pour un père à qui il rappellerait cette marine qu’il avait été contraint de quitter.
Mais Bolitho avait un besoin irrépressible de lui raconter sa vie, de mettre ses réflexions et ses souvenirs noir sur blanc, de lui faire partager un peu de son existence pour combler, fût-ce partiellement, le vide qu’il ressentait sûrement.
Des poulies s’entrechoquaient au-dessus de sa tête, il entendit des bruits de pas sur la dunette. Quelqu’un éclata de rire, puis ce fut le plongeon d’une ligne que l’on jetait à l’eau. Un matelot tentait sa chance.
Il détourna les yeux de sa lettre. Son journal de bord était ouvert, posé sur une carte. Ce journal avait autant changé que lui-même. Il consulta la date portée sur la page : 10 avril 1781. Trois ans, presque jour pour jour, depuis qu’il avait posé le pied à bord de ce bâtiment dans la rade de Port-aux-Anglais pour en prendre le commandement. Sans tourner une seule page du gros cahier, il revoyait tant de choses qui s’étaient passées depuis, des visages, des événements, les missions qu’on lui avait confiées et les divers succès qu’il avait remportés en les exécutant.
Bien souvent, dans les moments de tranquillité dont il pouvait disposer dans sa chambre, il avait essayé de dérouler le fil de son existence et de chercher la raison des choses, au-delà de la chance ou des circonstances. Jusqu’ici, il n’y était pas parvenu. Et à présent, installé dans la chambre exiguë où tant de choses s’étaient produites, il devait bien accepter le fait que le sort avait beaucoup joué. Si, lorsqu’il avait quitté le Trojan, il n’avait pas réussi à faire une prise en route pour Antigua, ou encore si, à son arrivée, il n’avait pas eu la chance d’être promu immédiatement, il serait toujours lieutenant à bord d’un bâtiment de ligne. Et, au cours de sa première escorte de convoi, si Colquhoun l’avait renvoyé vers Port-aux-Anglais au lieu d’y aller lui-même, aurait-il eu l’occasion de démontrer qu’il valait mieux que la moyenne ?
Peut-être cette décision providentielle de Colquhoun, voilà si longtemps, avait-elle constitué le déclic décisif, celui qui lui avait réellement mis le pied à l’étrier ?
Bolitho avait rallié Antigua non pas comme un simple officier qui rejoint son escadre, mais, à son grand étonnement, comme une espèce de héros. Pendant son absence, le récit de son opération de sauvetage des soldats dans la baie de la Delaware, l’échouement auquel il avait contraint cette frégate, s’étaient largement répandus. Enfin, avec les nouvelles de la fin du Bonaventure et l’arrivée des passagers qu’il avait secourus, les gens se bousculaient pour le voir et lui serrer la main.
Le Bonaventure avait fait beaucoup plus de ravages que Bolitho n’avait cru à l’époque et avait remporté des succès prodigieux. Sa perte n’était peut-être pas énorme pour l’ennemi, mais, pour les Britanniques, elle représentait un réconfort considérable.
L’amiral l’avait accueilli à Antigua avec un plaisir mal dissimulé et ne lui avait pas caché le brillant avenir qu’il lui voyait. Colquhoun, cependant, avait été le seul à ne lui faire aucun compliment et ne lui avait pas prodigué le moindre encouragement pour ce qu’il venait de réaliser en aussi peu de temps.
Lorsque Bolitho se souvenait de leur premier entretien, de ses mises en garde sur ce qui attend un commandant, il comprenait mieux la mince différence qui sépare la réputation du complet oubli. Si Colquhoun était resté avec le convoi, il était assez peu probable qu’il eût subi le même sort que la Miranda, car il était trop prudent et timoré pour tenter quoi que ce fût de risqué. S’il avait été assez chanceux pour rencontrer et détruire le Bonaventure, il aurait obtenu la seule chose qui comptât pour lui, comme l’avait judicieusement suggéré Maulby : le pouvoir sans appel d’un grade d’amiral, ou à tout le moins le guidon tant désiré de commodore. Au lieu de cela, il en était toujours au même point, commandant une frégate. Et avec la tournure que prenait cette guerre, il avait de bonnes chances d’en rester là, à la tête de sa petite flottille, Maulby ne l’appelait plus le petit amiral. Ce surnom aurait paru dorénavant trop injuste, presque cruel.
Huit coups tintèrent sur la dunette, il imaginait sans même y penser les hommes qui se préparaient pour le dîner et la ration de rhum si attendue. Au-dessus de lui, Tyrrell et le pilote devaient terminer leurs méridiennes et comparer leurs observations avant de les reporter sur la carte.
Un an après avoir détruit ce gros corsaire, Bolitho avait eu une nouvelle surprise. L’amiral l’avait convoqué pour lui annoncer tranquillement que ces Seigneuries de l’Amirauté, tout comme lui-même, avaient jugé utile de mettre à profit ses talents et ses compétences. Conclusion : il était promu capitaine. Même maintenant, dix-huit mois plus tard, il avait encore du mal à y croire.
Dans la flottille, cette promotion inattendue avait causé une grosse surprise : plaisir sincère pour les uns, rancœur ouvertement affichée pour d’autres. Maulby avait accueilli la nouvelle mieux que Bolitho ne l’avait craint, car il s’était pris d’une telle amitié pour le laconique commandant du Faon qu’il aurait redouté par-dessus tout de devoir y renoncer. Maulby, plus ancien que lui, avait simplement remarqué :
— Je n’aurais pas voulu voir un autre que vous obtenir cette promotion. Alors, buvons à votre santé !
En revanche, à bord de l’Hirondelle, la nouvelle avait fait l’unanimité. Les hommes partageaient tous une même fierté, la conscience du devoir accompli, et l’heureuse nouvelle n’aurait pu tomber plus à propos. Car la guerre avait pris une tout autre tournure au cours des douze derniers mois. Il n’était plus question de patrouilles ni de convois pour l’armée. Les grandes puissances s’étaient réveillées, l’Espagne et la Hollande avaient rejoint la France dans son soutien à la révolution américaine. Les Français avaient rassemblé une escadre d’excellente qualité aux Antilles sous le commandement du comte de Grasse, certainement leur meilleur amiral. L’amiral Rodney commandait les forces anglaises, mais les pressions grandissantes auxquelles il était soumis ne lui permettaient plus de disperser ses forces.
Et les Américains ne s’étaient pas contentés de confier leurs affaires aux soins de leurs puissants alliés. Ils continuaient d’utiliser des corsaires dès que possible. Un an après la fin du Bonaventure, un autre événement était venu ébranler le moral des Britanniques : le corsaire et ex-négrier Paul Jones, à bord de son Bonhomme-Richard, avait vaincu la frégate Séraphis au large des côtes anglaises, tout simplement. Que le corsaire, comme la Séraphis, eût été réduit à l’état d’épave au cours de ce combat terrible ne changeait rien à l’affaire. On attendait des capitaines britanniques qu’ils fussent vainqueurs et cette défaite si près du pays avait plus aidé que ne le pensaient les Américains eux-mêmes à faire pénétrer cette guerre et ses motifs au cœur de chaque foyer.
Aux Antilles et le long des côtes américaines, les tâches de patrouille avaient pris une nouvelle importance. Comme Bolitho l’avait toujours pensé, mieux valait laisser à ces yeux de la flotte une certaine indépendance. L’amiral l’avait pris au mot et lui consentait une liberté quasi totale, avec mission de patrouiller et de traquer l’ennemi à sa manière, pourvu toutefois que ses efforts fussent peu ou prou couronnés de résultats.
Bolitho pencha sa chaise en arrière et se mit à contempler le plafond. La chance, il n’y avait sans doute pas d’autre raison.
Maulby s’était esclaffé en écoutant ses explications. Un jour, il lui avait même déclaré :
— Vous gagnez parce que vous vous êtes entraîné à penser comme l’ennemi ! Par tous les diables, Dick, j’ai capturé un jour un lougre de contrebande qui venait de Trinidad. Même ce misérable avait entendu parler de vous et de votre Hirondelle !
En tout cas, une chose était sûre : ils avaient amassé des lauriers. Au cours des dix-huit derniers mois, ils avaient fait douze prises et envoyé par le fond deux petits corsaires au prix de vingt tués ou blessés seulement et sans avarie majeure.
Il laissait ses yeux errer autour de la chambre : les peintures étaient moins fraîches à présent et même ternies après ces navigations incessantes par tous les temps. Il était étrange de constater que, si ce n’était cette promotion surprise, symbolisée par la vareuse qui pendait à une patère près de sa couchette, ornée de parements blancs et d’insignes dorés, rien ne laissait deviner son grade. Et pourtant, il était riche, financièrement indépendant de sa famille pour la première fois de sa vie. Il esquissa un sourire rêveur : n’était-il pas presque honteux de s’enrichir en faisant simplement le métier que l’on aimait ?
Il fronça le sourcil. Que pourrait-il bien s’acheter le jour où ils feraient éventuellement relâche quelque part ? Et ils en avaient bien besoin. Malgré son doublage de cuivre, l’Hirondelle perdait un nœud par bon vent, tant sa coque traînait derrière elle des paquets d’herbes qui résistaient à tous les efforts du charpentier. Il pourrait acheter du vin, du bon, pas l’espèce de cambusard qui était le seul substitut possible à l’eau croupie. Et puis, une douzaine de chemises ou peut-être davantage. Il rêva un instant à tous ces luxes possibles. Il ne lui en restait plus que deux d’à peu près présentables.
Il devait également être possible de trouver un bon sabre quelque part, pas comme celui qu’il avait brisé à bord du corsaire ou le sabre d’abordage qu’il utilisait depuis, mais une arme de meilleure qualité, susceptible de lui faire de l’usage.
Il entendit des pas derrière la porte, sûrement Tyrrell. Il l’aurait reconnu à n’importe quelle heure, même pendant un autre quart. Depuis sa blessure, Tyrrell n’avait pas réussi à se défaire d’un léger boitillement ni d’une douleur sourde.
À part cela, son second n’avait guère changé, ou bien ces trois années qu’ils venaient de passer ensemble les avaient tant rapprochés qu’il ne s’en était pas rendu compte. Cela tranchait avec le cas de Graves, devenu plus effacé, plus nerveux à l’issue de chaque combat ou même de chaque escarmouche. Avec sa promotion, Bolitho avait eu droit à un lieutenant supplémentaire qui embarqua le jour même où les deux aspirants allaient passer leurs examens à bord de l’amiral. Heyward s’en était brillamment tiré et on avait maintenant du mal à se souvenir de ce qu’il avait été. Quant à Bethune, il avait malheureusement échoué, non pas une mais trois fois de suite et Bolitho cherchait régulièrement la meilleure façon de se séparer de lui. Il l’aimait bien, mais savait aussi que le garder à bord d’un bâtiment aussi petit que l’Hirondelle revenait à lui ôter toute chance, s’il lui en restait une, de réussir un jour. Ses talents en navigation étaient maigres à pleurer, il parvenait à peine à mener une équipe de quart ou à diriger les matelots à la manœuvre. Il aurait à la rigueur fait l’affaire chez les fusiliers ou comme officier d’infanterie, car il savait obéir, à défaut de commander lui-même. Au feu, il montrait un rare courage et une espèce de stoïcisme enfantin que l’on ne rencontrait pas souvent, même chez un marin endurci. À présent, âgé de vingt ans et sans espoir d’obtenir le rang d’officier qu’il désirait tant, il restait là comme un objet insolite. Heyward avait bien essayé de l’aider, et plus encore que ce que Bolitho aurait pu imaginer, mais en pure perte. L’équipage le considérait avec une espèce de tendresse, comme on aurait fait d’un enfant. Et le fardeau de Bethune ne s’était pas trouvé allégé, loin s’en fallait, par l’arrivée du nouvel aspirant qui avait pris la place de Heyward.
Roger Augustus Fowler, seize ans, ressemblait à un petit cochon et avait rapidement compris comment enfoncer davantage Bethune dans son malheur.
Depuis qu’il était à bord, le fossé n’avait cessé de se creuser entre Colquhoun et Bolitho. Le garçon avait pour père le meilleur ami de l’amiral et sa désignation pour tel ou tel bâtiment revêtait donc une importance particulière. Le fait de subir ce genre de relations influentes pouvait représenter un handicap pour un capitaine jeune et assez occupé par ailleurs, mais pouvait aussi bien ouvrir plus d’une porte hors de la voie hiérarchique normale. Colquhoun avait sans doute vu cette arrivée comme une bonne occasion de jouer sur ce dernier aspect des choses, mais avait vu avec dépit l’amiral choisir l’Hirondelle en lieu et place de sa frégate, la Bacchante.
Voilà huit mois qu’il était à bord, et Fowler était toujours aussi impopulaire. C’était assez difficile à expliquer, mais, obéissant et attentif en présence des supérieurs, il lui arrivait de se montrer cassant et sarcastique avec des marins qui auraient eu l’âge d’être son père. Il avait une façon qui n’appartenait qu’à lui d’afficher tout à coup un visage fermé, d’utiliser ses yeux pâles et ses grosses lèvres pour se composer un masque. S’il accédait un jour au commandement, songea Bolitho, ce serait un véritable tyran.
Quelqu’un frappa à la porte et le sortit de ses pensées.
Tyrrell pénétra dans sa chambre et vint s’asseoir à la table, Sous sa chemise ouverte, sa peau était d’un noir d’ébène et ses cheveux avaient éclairci au soleil. Il posa ses calculs sur la carte et les deux hommes se penchèrent sur la position approchée de l’Hirondelle.
Les îlots les plus éloignés de l’archipel des Bahamas se trouvaient dans leur sud, étendue innombrable de bancs de corail ou de sable et de récifs. La côte de Floride était quatre-vingts milles à l’ouest. Les routes usuelles entre New York et les Antilles passaient dans l’est. Le tout constituait un véritable fouillis d’îles et de chenaux très étroits, alors qu’un terrien n’y aurait vu qu’une étendue d’eau tranquille percée çà et là par une pointe de terre rougeâtre dans la brume. Mais si la carte disait bien d’autres choses au marin, c’était encore moins que ce qu’il aurait fallu savoir pour naviguer en sûreté. Cette petite tache blanche trahissait la présence d’un récif, une trace plus sombre dénotait un banc d’algues accroché à un bloc de corail submergé, capable de vous arracher la quille comme on pèle une orange.
— Nous avons définitivement perdu cet enfoiré, finit par déclarer Tyrrell.
— C’est bien possible.
Bolitho ouvrit un tiroir dont il sortit deux longues pipes en terre et en tendit une à Tyrrell tout en fouillant de l’autre main pour trouver du tabac.
— Le Faon est-il toujours en vue ?
— Plus que jamais, répondit Tyrrell dans un sourire, à environ deux milles dans l’est.
Il bourra consciencieusement le tabac dans sa pipe avant d’ajouter :
— La vigie pense qu’elle a vu des brisants dans le suroît, sans doute le banc de Matanilla, ce qui confirme notre position, si j’ose dire.
Bolitho alluma sa pipe au fanal et se leva pour aller faire quelques pas devant la fenêtre. Il se pencha à l’extérieur, la brise légère lui balaya la tête et la poitrine comme un soufflet de forgeron. Si le vent se levait et rendait vie aux voiles, il fallait espérer que ce serait de secteur sudet comme avant, il n’avait pas besoin de se faire drosser vers ces récifs mortels. Mais il leur fallait également rester assez près pour surveiller trois chenaux à la fois tandis que le Faon patrouillait plus loin dans l’est. Cela faisait six semaines qu’en compagnie de l’autre corvette ils guettaient un briseur de blocus, une flûte[1] française qui avait été signalée quittant la Martinique et route au nord, se dirigeant très probablement vers la base ennemie de Newport, dans le Rhode Island. Ces informations fournies par des espions, comme celles qu’on avait obtenues à partir d’observations ou de récompenses, étaient toujours sujettes à caution. Mais une flûte, c’est-à-dire un gros vaisseau de guerre dont on débarquait une partie de l’armement pour lui permettre de transporter rapidement des passagers ou du ravitaillement, était un morceau trop important pour que l’on pût se permettre de l’ignorer.
La troisième corvette de leur flottille, le Héron, ratissait la mer quelque part plus au sud, au large des îles Andros. Quant à la frégate de Colquhoun, pour autant qu’il savait, elle était restée au large dans l’ouest, entre les Bahamas et le continent.
Une fois loin de Colquhoun, Bolitho avait attribué aux corvettes leurs postes actuels. Sur la carte, la probabilité d’établir le contact avec un ennemi solitaire était quasi nulle, mais il savait bien que, si la mer paraissait vide à première vue, elle était en fait divisée en chenaux par des récifs et des bancs de corail, ce qui la rendait au même degré dangereuse pour tous, amis ou ennemis.
— Si nous le prenons, ça nous fera un autre trophée.
Tyrrell contemplait la fumée de sa pipe qui montait en volutes dans un rayon de soleil.
— Et je me demande parfois quelle différence cela peut bien apporter au déroulement de la guerre.
— Tout compte, Jethro.
Bolitho le regardait, l’air grave. Comme ils étaient devenus proches ! Ils s’appelaient par leurs prénoms, avaient instauré le rituel de la pipe, du moins tant qu’il y avait du tabac, tant de choses symbolisaient ce que ce bâtiment avait fait d’eux…
Le temps, les distances parcourues, les heures et les jours passés dans n’importe quelles conditions, tout avait laissé sa marque sur l’équipage de l’Hirondelle. Même les remaniements imposés par les blessures et les morts, les débarquements, rien n’avait pu desserrer la griffe qu’elle avait posée sur leur destin. Depuis qu’il avait pris son commandement, plus d’un tiers de l’équipage avait été renouvelé et, sans compter les colons, il comportait maintenant un soupçon de noirs, quelques marins au commerce racolés sur un bateau qui rentrait en Angleterre, et enfin un Grec qui n’avait déserté de son bâtiment que pour se faire prendre par un brick français. Ce brick, capturé à son tour par l’Hirondelle, lui avait procuré plusieurs nouveaux matelots, dont ce Grec qui s’était révélé excellent aide-cuistot.
— Combien de temps lui accordez-vous encore ?
Bolitho réfléchit un peu :
— Peut-être une semaine, S’il ne se montre pas, je ferai l’hypothèse qu’il s’est glissé derrière nous ou qu’il a fait demi-tour. Il peut aussi avoir rencontré l’une de nos patrouilles quelque part dans le sud.
— Ouais, fit paresseusement Tyrrell, et comme ça, nous pourrons faire relâche quelque temps.
Le pont se mit à résonner de bruits de pas, Buckle criait :
— Tout le monde sur le pont, le vent se lève !
Un grattement à la porte, c’était Bethune, le visage dégoulinant de sueur :
— M. Buckle vous présente ses respects, monsieur. Le vent fraîchit, secteur sudet. Les huniers du Faon sont déjà gonflés.
— J’arrive.
Bolitho attendit que l’aspirant eût tourné les talons puis demanda :
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de lui ?
— Sauf miracle, répondit Tyrrell en haussant les épaules, il n’a aucune chance d’être jamais promu. On pourrait peut-être lui confier notre prochaine prise ?
Mais il hocha la tête, sans laisser à Bolitho le temps de répondre, ajoutant :
— Dieu tout-puissant, il serait bien capable de se perdre en route et la prise avec !…
Une fois sur le pont, ils trouvèrent l’équipage rassemblé tandis qu’au-dessus d’eux les voiles commençaient à remuer. La flamme du grand mât était déjà tendue au premier souffle de la brise.
— Du monde aux bras !
Tyrrell s’approcha de la lisse pour scruter la mer :
— Il va bientôt arriver sur nous, les gars !
Bolitho dut s’abriter les yeux pour examiner l’autre corvette dont les voiles venaient de se gonfler et qui commençait à lofer. La première risée était maintenant visible à la surface de la mer, et il sentit bientôt le pont frémir sous lui, la tension instantanée des poulies et des drisses.
Les ponts de l’Hirondelle ressemblaient maintenant à de l’amadou et les lavages répétés ne leur faisaient plus rien. La peinture avait éclaté sous l’effet de la chaleur. En regardant l’équipage, il se dit soudain qu’il devenait difficile de distinguer les noirs de ceux qui étaient avec lui depuis le début. Ils étaient amaigris et tannés par le soleil, mais avaient l’œil vif et paraissaient en bonne santé, parés à tout ce qui pourrait leur arriver.
— Monsieur, cria Tyrrell, je fais mettre le canot bâbord à la traîne ?
Bolitho lui fit un signe affirmatif. Il n’y avait pas d’autre moyen d’empêcher les canots de sécher et de se fendre que de les mettre alternativement à la mer. Même la méthode qui consistait à les remplir à moitié d’eau sur leur chantier semblait insuffisante.
— Oui. Dites à M. Tilby de… – il se reprit : Dites au bosco de s’en occuper, je vous prie.
Six mois après, il avait encore du mal à ne pas prononcer son nom ou à s’habituer à ne plus voir pointer son visage luisant sur la dunette à la fin des quarts.
Cela s’était passé alors qu’ils coursaient une goélette espagnole au large du Grand Banc des Bahamas, ils avaient été obligés d’ouvrir le feu car elle refusait de se rendre. Ensuite, les grappins avaient volé, manœuvre devenue si automatique que même les nouveaux embarqués s’y faisaient sans peine, l’Hirondelle l’avait abordée. Quelques coups de pistolet et la vue des assaillants à moitié nus, leur coutelas à la main, avaient suffi à annihiler la résistance des Espagnols. Le combat s’était conclu avant même d’avoir vraiment commencé. Et l’on ne savait trop quand, alors que ses hommes jaillissaient pour monter à l’abordage et réduire la toile tandis que Bolitho faisait de grands signes au capitaine pour le convaincre de se rendre avant toute effusion de sang, Tilby était mort.
Cela n’avait rien à voir avec la panique et la confusion d’un combat au corps à corps sous le feu d’une bordée ennemie. Non, tout tranquillement, sans bruit, Tilby s’était effondré au pied du mât de misaine, là même où il aimait se tenir pour surveiller son monde et son bâtiment. Après examen, Dalkeith avait décrété que le cœur avait lâché, comme une montre qui a épuisé son ressort et ne peut rien donner de plus.
Sa mort avait profondément marqué tous ceux qui l’avaient connu. Partir de cette façon leur paraissait invraisemblable : voilà un homme qui avait survécu à des combats à la mer, à des rixes innombrables dans les tavernes du monde entier, et il était mort sans que quiconque s’en fût aperçu.
Lorsque Tyrrell avait trié ses affaires personnelles, Bolitho avait eu la surprise de constater qu’il n’y avait pratiquement rien à vendre aux enchères à l’équipage pour envoyer la somme éventuellement recueillie à ses proches restés en Angleterre : deux objets de bois gravé, dont l’un en mauvais état, représentant des bâtiments à bord desquels il avait servi, une collection de pièces étrangères et, enfin, le sifflet d’argent qui lui avait été offert par le capitaine de vaisseau Oliver, commandant le Menelaus à bord duquel il avait servi comme bosco. Pauvre Tilby, qui n’avait même jamais appris à écrire son nom et dont le langage se limitait le plus souvent à ce qui était nécessaire à son métier. Mais il en savait long en matière de bateaux, et connaissait l’Hirondelle comme lui-même.
Harry Glass, son adjoint le plus ancien, avait été promu pour le remplacer. Pourtant, et comme tous les autres, il n’arrivait toujours pas à agir de sa propre autorité sans subir la grosse voix ni l’œil vigilant de Tilby.
En surveillant le canot que l’on soulevait de son chantier sur le pont, Bolitho se demandait si Tilby avait quelqu’un à terre pour le pleurer. Il toucha par mégarde le tableau brûlant et frissonna. Il était capitaine, réalisation d’un rêve de toujours. Si la guerre prenait brusquement fin ou si d’autres circonstances l’obligeaient à quitter la marine, il tomberait comme une pierre. Si son rang n’était pas confirmé, il risquait de terminer comme lieutenant en demi-solde, ce qui ne servirait qu’à lui laisser un souvenir amer du passé. Mais les choses étaient bien pires pour le pauvre Tilby. Il jeta un rapide coup d’œil aux hommes qui se trouvaient près de lui, occupés à tirer sur les bras pour remettre l’Hirondelle au près. Eux non plus ne possédaient rien : une maigre part de prise s’ils avaient de la chance, un peu d’argent donné par un capitaine généreux. À part cela, ils se retrouvaient rejetés sur le bord avec encore moins que le peu qu’ils possédaient avant de se porter volontaires ou de se faire embarquer par la presse. Il était injuste, pis, il était déshonorant de traiter des hommes de façon aussi misérable, alors que, sans leur sacrifice et leur courage, le pays serait sous la coupe de l’ennemi depuis longtemps.
Il commença à arpenter la dunette, le menton contre la poitrine. Un jour, peut-être, il pourrait changer tout cela, faire de la marine une organisation dont tous les membres seraient aussi heureux de la servir dans des conditions acceptables qu’il l’était lui-même.
— Ohé, du pont, brisant sous le vent !
Sortant de ses pensées, il ordonna :
— Venez de deux rhumbs, monsieur Buckle, nous allons donner du tour à ces récifs tant que nous ne les avons pas parés.
— Bien, monsieur.
Il concentra son attention sur l’autre corvette et nota au passage que Maulby avait réussi à faire repeindre la coque malgré la chaleur. Le Faon était exactement de la même couleur que l’Hirondelle et un observateur néophyte les aurait pris pour des jumeaux. C’était là un autre aspect de l’expérience durement acquise par Bolitho. Lorsqu’ils naviguaient séparément, le fait de se ressembler à ce point entretenait l’incertitude de l’ennemi ou de ses espions. De même pour le coffre à pavillons, qu’il avait garni avec la quasi-totalité des pavillons étrangers existants. L’ennemi avait longtemps tiré parti de la ruse et de l’effet de surprise : Bolitho l’attaquait avec ses armes et en faisait les ingrédients de son propre succès.
— En route ouest-noroît, monsieur !
— Bien.
Il jeta un coup d’œil au compas puis aux huniers.
— Nous n’avons guère de vent, monsieur Buckle, mais cela suffit pour l’instant.
Les deux corvettes poursuivirent ainsi tout l’après-midi puis dans la soirée. Le vent restait remarquablement stable en force et en direction.
Le dentier quart du jour allait se terminer et Bolitho avait repris la rédaction de sa lettre lorsqu’on annonça une voile dans le suroît. Après avoir fait signaler au Faon de le suivre, Bolitho changea de route pour aller y voir de plus près. Comme le nouvel arrivant ne changeait pas de route, il en conclut qu’il devait s’agir d’un ami. La vigie ne tarda pas à confirmer : on avait affaire à une petite goélette de la flottille, le Lucifer. Cette unité était en général assez occupée, même si elle ne l’était pas beaucoup plus qu’eux, et on l’utilisait à porter des dépêches ou à aller inspecter les anses où même une corvette n’avait pas la place de manœuvrer en toute sécurité.
Le Lucifer avait belle allure dans la lumière triste du couchant, ses grands focs et sa brigantine s’étalaient majestueusement comme des ailes en travers de sa coque étroite tandis qu’il faisait cap sur les corvettes, une volée de pavillons colorés battant gaiement aux drisses.
— « Dépêches à bord pour vous », monsieur, déchiffra Bethune.
— Mettez en panne, fit Bolitho à Tyrrell – et à Bethune : Signalez au Faon : « restez en formation serrée. »
Tyrrell allait baisser son porte-voix, il ajouta :
— On ne sait jamais, il apporte peut-être de bonnes nouvelles.
Toutes voiles faseyantes, l’Hirondelle remontait lentement dans le lit du vent. Tyrrell s’agrippa soudain à la lisse, grimaçant de douleur.
— Satanée guibolle ! – il poursuivit plus calmement : Bonnes ou mauvaises, cela fait du bien de voir des amis. Je commençais à croire que nous avions cette foutue mer pour nous tout seuls !
Un canot était déjà en route vers eux et Bolitho reconnut le lieutenant Odell, capitaine de la goélette, qui venait en personne. Cette vision refroidit un peu ses espoirs.
Odell monta à bord et salua le pavillon. C’était un jeune homme plein de vie et d’allant, qui avait même la réputation d’être un peu fou. Mais il semblait normalement calme. Il entra dans la chambre de Bolitho et lui tendit une grosse enveloppe avant de lui dire :
— J’arrive tout juste de voir le capitaine Colquhoun – il prit le verre de vin qu’on lui offrait. Il est tout excité.
Bolitho déchira l’enveloppe et parcourut rapidement les documents écrits par le secrétaire personnel de Colquhoun.
Tyrrell attendait près de la porte, et Bolitho avait conscience de la présence de Buckle dont il distinguait l’ombre au-dessus de la table. Ils n’essayaient pas vraiment de lire ce qu’il avait à la main, mais s’ils parvenaient à apprendre quelque chose, eh, eh…
Il leva les yeux avant de déclarer :
— Le capitaine Colquhoun a capturé un bateau de pêche et a interrogé l’équipage – il lissa soigneusement la feuille de papier humide sur la table, Cela se passait voici une semaine.
Odell tenait ostensiblement son verre vide devant lui et attendit que Fitch l’eût rempli avant de dire d’une voix acerbe :
— En fait, monsieur, c’est moi qui me suis emparé de ce bateau – il haussa les épaules d’un air de dédain. Mais cet excellent capitaine Colquhoun semble s’en attribuer le mérite, comme d’habitude.
Bolitho se tourna vers lui, l’air grave.
— Ce document indique également que l’équipage nous a livré quelques renseignements intéressants au sujet du français.
Il jeta un coup d’œil à Tyrrell et poussa sa lettre inachevée.
— La flûte a été vue ici, près de la côte – il leur indiqua du doigt l’extrémité occidentale de Grand Bahama. En plein au milieu des îlots. D’après les pêcheurs, elle était en train de réparer…
Tyrrell hochait lentement la tête.
— Cela paraît vraisemblable. Si le français a su que nous étions à sa poursuite, il aura emprunté le chenal le plus dangereux pour nous éloigner. Naturellement, cela ne signifie pas qu’il y soit encore.
Bolitho acquiesça.
— Une semaine… Comptez encore quelques jours avant que ce bateau de pêche atteigne l’endroit où il a rencontré le Lucifer – il prit ses pointes sèches et estima rapidement la distance sur la carte. C’est à trente lieues de notre position actuelle. Si le vent se maintient, nous pourrons être demain à midi au large de cette île.
— Mais, reprit Odell d’une voix lasse, je comprends que le capitaine Colquhoun vous ordonne seulement de la chasser de son repaire et rien de plus. C’est bien cela, monsieur ? – il lui fit un sourire. Ou bien, serait-ce que j’ai mal interprété les désirs de notre bon capitaine ?
Bolitho s’assit et relut la dépêche : « La Bacchante s’approchera par le chenal Providence du nord-ouest tandis que nous resterons dans le nord et courserons le français s’il tente de s’échapper. »
Odell hocha la tête.
— La Bacchante n’est guère à plus de vingt milles de sa position d’attaque à l’heure qu’il est, monsieur. Je dois aller la retrouver, lui rendre compte que je vous ai vu et lui confirmer que vous avez bien compris ses instructions.
— Je vous remercie, je saisis parfaitement, fit Bolitho sans trop le regarder.
— Dans ce cas, je rentre à mon bord, répondit le lieutenant en se levant pour prendre son chapeau. Je n’ai aucune envie de passer la nuit dans ces parages.
Après qu’ils l’eurent tous raccompagné et regardé regagner son bâtiment, Tyrrell dit d’une voix sourde :
— Les choses me paraissent assez claires : le capitaine Colquhoun veut se garder la prise de cette Grenouille pour lui tout seul, et nous nous contenterons de jouer les rabatteurs.
— Il y a un autre point qui me tracasse bien davantage, répondit Bolitho en se grattant le menton. Ce bâtiment de pêche était minuscule, si j’en crois la dépêche, trop petit pour être en eau profonde, à un endroit où il pouvait s’attendre à trouver la Bacchante ou quelque autre frégate. C’est un pur hasard s’il est tombé sur le Lucifer, car nous savons très bien, Jethro, que les goélettes au service du roi sont plutôt rares.
Les yeux de Tyrrell brillaient étrangement.
— Vous voulez dire que ces pêcheurs cherchaient un autre bâtiment ?
Bolitho croisa son regard.
— Oui.
— Mais, monsieur, il n’y a que le Faon et nous dans le coin entre ici et l’escadre côtière, et les patrouilles les plus proches doivent être à quatre cents milles.
— Exactement, fit Bolitho qui regardait l’autre corvette dont les huniers étaient déjà noyés dans l’ombre. Et qui le saurait mieux que des pêcheurs de ces îles, hein ?
Tyrrell respira un grand coup.
— Vous voulez donc dire que ces informations nous étaient destinées, mais que, lorsque les pêcheurs sont tombés entre les pattes de Colquhoun, ils ont simplement essayé de sauver leur peau ?
— Je ne sais trop.
Bolitho faisait les cent pas entre le compas et les filets et ne voyait plus rien.
— Mais le capitaine du Faon m’a dit quelque chose, il y a longtemps de cela. Il m’a dit que nos exploits nous valaient une certaine renommée, ce qui est une autre façon de dire que nous avons durement atteint l’ennemi.
— Un piège, fit Tyrrell, mais est-ce vraisemblable ? – il fit un grand geste pour montrer la mer. Sûr, nous ne sommes pas assez importants pour cela !
— Cela dépend de ce que l’ennemi a l’intention de faire.
Bolitho se retourna ; il se sentait soudain glacé jusqu’à la mœlle. Cette sensation était nouvelle pour lui, désagréable : penser qu’il y avait des gens qui discutaient son cas comme s’il était un criminel.
Mais enfin, il était sûr que les choses prenaient cette tournure et il lui fallait anticiper la suite. Les escadres et les convois de valeur se trouvaient bien plus loin dans l’est ou dans l’ouest des Bahamas, il était donc clair que l’ennemi cherchait une prise bien particulière.
— Nous allons laisser un fanal de poupe cette nuit, pour que le Faon nous voie mieux. À l’aube, je dirai au commandant Maulby ce que j’en pense – il sourit, soudain amusé par cette prudence plutôt inhabituelle chez lui. Ou peut-être aurai-je chassé mes fantômes d’ici là.
Tyrrell fronça le sourcil, l’air dubitatif.
— Vous représentez une épine dans le pied de nos ennemis, les Grenouilles en particulier. Et il n’y a qu’une façon de faire avec les épines : les arracher et les écraser.
— Je suis d’accord, convint Bolitho. Nous allons venir à la nouvelle route, mais il nous faut rester prêts à tout considérer comme un guet-apens ou une ruse possible, jusqu’à preuve du contraire.
Il jeta un coup d’œil au Lucifer, petite tache perdue dans la brume, désormais. Il en voulait à Colquhoun de ne pas lui avoir fourni plus d’informations : qu’était ce bateau de pêche, d’où venait-il, quel degré de confiance pouvait-on accorder à son équipage ? Mais en même temps, il compatissait. Cet homme se torturait visiblement pour son avenir et, maintenant qu’il tenait enfin une chance de faire une belle prise et d’obtenir de précieux renseignements par la même occasion, il était incapable de penser à rien d’autre.
Il finit par descendre dans sa chambre consulter la carte à la lueur de la lanterne qui oscillait doucement. Sous ses yeux, les îles et les récifs innombrables faisaient comme le goulot d’une gigantesque nasse autour de laquelle Colquhoun et sa flottille convergeaient pour passer le nœud coulant final.
Il soupira et alla se pencher à l’une des fenêtres. À la lueur sourde du fanal de poupe, le sillage brillait doucement comme un fil de laine bleue. Plus loin, l’horizon s’estompait, les premières étoiles apparaissaient.
Il caressa machinalement sa blessure cachée sous une mèche de cheveux. Elle lui faisait mal, il sentait une pulsation douloureuse battre au rythme de son cœur. Il savait très bien qu’il n’était pas à son aise, et surtout parce qu’il ne comprenait pas clairement pourquoi.
Il entendait Graves parler à voix basse au-dessus de lui, c’était la relève. Puis le pas irrégulier de Tyrrell qui se dirigeait vers la descente. Tous les bruits normaux et habituels qui lui donnaient d’ordinaire une sensation de bonheur. À présent, peut-être parce qu’ils révélaient la vie de tous ces gens qu’il avait appris à connaître, et non parce qu’ils n’étaient que l’expression brute de la vie de son bâtiment, il sentit une soudaine frayeur l’envahir. Non pas devant l’ennemi ni devant la mort, dont l’ombre plane sans cesse, mais à cause de sa responsabilité envers tous ceux qui lui faisaient confiance.